C'est pas tous les jours qu'on se fait traiter de "téteux" par quelqu'un qu'on respecte.
Alors voici le texte à lire que je publiais dans Le Devoir:
Les cadeaux de l'industrie pharmaceutique n'ont pas l'impact que l'on croit
Ce qui est le plus susceptible d'avoir un impact sur les habitudes de prescription d'un médecin, c'est ce que les leaders d'opinion disent et font
Roger Simard
Pharmacien de formation, représentant puis directeur des ventes dans l'industrie pharmaceutique au Canada de 1987 à 1996. Depuis 1996, chef de la direction de Conceptis Technologies et éditeur des portails www.theheart.org et www.jointandbone.org.
Édition du vendredi 16 mai 2003
Dans l'édition du Devoir du 28 avril dernier, un groupe de huit médecins et médecins résidents s'indignait, en page Idées, de ce qu'il est maintenant convenu d'appeler les pratiques de commercialisation douteuses de l'industrie pharmaceutique. Ils reprochent à l'industrie d'offrir cadeaux, voyages et conférences à nos médecins, et ils s'inquiètent de l'effet que cette cour pourrait avoir sur la qualité de l'acte médical et des coûts qu'ils engendrent pour le système de santé.
Les auteurs ont raison quand ils affirment que ces pratiques se répercutent sur les coûts des médicaments, et je suis d'accord pour affirmer que l'industrie devrait revoir ses façons de faire. À lire leur article, cependant, on a l'impression que tout ce que l'industrie fait est mauvais alors que la situation est un peu plus nuancée.
Selon les auteurs, les cadeaux, congrès payés et conférences promotionnelles entachent l'éthique de la profession en influençant le choix des médicaments. En fait, ce qui est le plus susceptible d'avoir un impact sur les choix de médicaments, c'est ce que les leaders d'opinion disent et font. Les leaders d'opinion sont nationaux, puis régionaux, les premiers influençant les seconds. Ils sont spécialistes. Au bas de cette pyramide, on retrouve l'omnipraticien qui réfère ses patients à ces spécialistes ou qui s'en remet à eux pour les cas difficiles. C'est dans cette relation entre pairs que tout se joue, non entre le représentant de l'industrie et le médecin. [...] Voici un exemple qui illustre cette dynamique.
L'infarctus du myocarde
En 1980, il était confirmé que l'infarctus du myocarde était causé par un thrombus (caillot) dans les coronaires des patients qu'on amenait à l'urgence. Un produit existait pour dissoudre ces caillots mais il se faisait peu de promotion en raison du profil d'effets secondaires de ce médicament. En 1987, la compagnie Genentech mettait sur le marché un produit issu du génie génétique, capable de dissoudre ces caillots et ayant peu d'effets secondaires, ce qui rendait possible son utilisation généralisée. Il a fallu plus de cinq ans pour que la pratique de thrombolyser les patients présentant un infarctus se généralise à l'ensemble des hôpitaux du Québec. Pourtant, la littérature laissait peu de place à l'interprétation. De plus, au cours de ces années, il a été démontré que le traitement en question sauvait des vies.
Les représentants de Genentech offrirent plusieurs soupers, cadeaux et voyages en Californie, dans la vallée de Napa, tout en présentant du matériel didactique censé influencer la décision de ces médecins. La seule tactique qui ait vraiment fonctionné, c'est l'organisation ininterrompue de sessions de formation médicale continue où un leader d'opinion, d'un hôpital universitaire ou d'un centre hospitalier régional, venait expliquer qu'il était de moins en moins éthique de ne pas traiter ces patients avec ces agents.
On pourrait dire ici que l'industrie pharmaceutique a contribué à améliorer la qualité de l'acte médical et que l'inertie intrinsèque du système a probablement coûté la vie à quelques patients, sans compter les coûts afférents au suivi de ces patients qui ne se sont pas fait offrir de traitement et qui vivent peut-être encore aujourd'hui avec des problèmes d'insuffisance cardiaque. On le voit, l'industrie peut aussi être un vecteur de changement positif.
Prenons maintenant les médicaments génériques. L'industrie pharmaceutique, pour des raisons commerciales évidentes, ne fait pas la promotion de ces produits car ils n'entraînent de ventes que pour l'industrie générique, sa némésis. Restons dans l'infarctus du myocarde. En 1987, des études démontraient que l'utilisation de l'aspirine diminuait la mortalité chez les patients atteints d'infarctus, et ce, de façon très significative. L'aspirine est un médicament peu coûteux et facilement accessible sans prescription. Ces résultats ont été publiés dans les revues médicales les plus prestigieuses mais il n'y a eu aucun programme particulier mis sur pied par l'industrie pour faire la promotion de l'aspirine.
Les habitudes de prescription
Comment expliquons-nous alors qu'en 2003, il y ait une sous-utilisation inquiétante de ce médicament chez les patients pour lesquels il est tout indiqué ? La réponse : les médecins ne modifient pas leurs habitudes de prescription sur la foi de ce qui se publie dans le New England Journal of Medicine ou The Lancet mais bien en fonction de ce qu'on leur dit.
Comme tout être humain, chaque médecin influence ou est influencé. Lorsque vous avez déterminé qui influence qui, il ne vous reste plus qu'à vous assurer qu'un leader naturel diffuse le message voulu. Vous avez alors un effet qui est multiplié par autant de fois qu'il y a de médecins dans la sphère d'influence de ce leader.
En médecine, les leaders d'opinion se retrouvent dans ce segment de la population que les chercheurs en sciences du comportement appellent les innovateurs. Ce sont eux, les vecteurs du changement. Ils connaissent la littérature, pilotent les grandes études cliniques et présentent les résultats de leurs travaux lors des grands réunions scientifiques nationales et internationales. Certains diffuseront un message favorable sur un produit ou une classe thérapeutique particulière, d'autres y seront au contraire opposés.
Ces leaders d'opinion sont très courtisés par l'industrie pharmaceutique car celle-ci connaît bien l'impact qu'ils ont sur l'ensemble de la profession. C'est à ce niveau que les pressions de l'industrie ont le plus grand effet. D'ailleurs, on verra dans le futur une diminution du nombre de représentants sur le terrain au fur et à mesure que les techniques d'influence par le haut se raffineront. Cette tendance est déjà amorcée aux États-Unis.
Les auteurs déclarent que l'industrie doit se retirer de la formation médicale continue. Bien. Les facultés de médecine et le Collège des médecins, qui ont laissé le champ de la formation médicale continue entièrement libre à l'industrie, vont-ils réinvestir celui-ci ? Et avec quel argent ? La solution qu'ils proposent, soit que le médecin assume les coûts de cette formation continue, est judicieuse. En voici une autre. L'industrie du générique, qui fait très peu de recherche-développement et qui, pourtant, fait des profits aussi, voire plus importants que l'industrie traditionnelle, pourrait verser une cotisation obligatoire qui servirait à deux choses : l'organisation de programmes de formation continue pilotés par le Collège des médecins et le soutien de la recherche clinique dans des domaines délaissés par l'industrie traditionnelle.
Les auteurs affirment également que la voracité des entreprises du médicament minerait notre système de santé à sa base même, que le coût des pratiques de l'industrie a fait augmenter le prix des médicaments. Sûrement, et il faudra y voir.
Cependant, et il ne faut pas l'oublier, le médicament sauve des vies, réduit le taux d'hospitalisation et améliore la qualité de vie de plusieurs malades. Ces éléments doivent aussi être retenus dans le calcul. Ne pas en tenir compte équivaudrait à affirmer que les milliards investis annuellement dans la rémunération de nos médecins n'ont que des effets pernicieux sur le système alors que nous savons très bien que leurs conseils, la prescription de traitements appropriés et leurs interventions chirurgicales contribuent au maintien de la santé et à la prévention de la maladie.
[...] Le meilleur rempart contre les effets secondaires reliés à la promotion du médicament passe par l'indépendance intellectuelle. Et c'est une responsabilité individuelle que d'acquérir cette indépendance. C'est bien pour ça qu'on a placé nos médecins tout en haut de la pyramide de l'échelle salariale dans le système de santé, non ?